Chapitre 1 : "Rien n'est peut-être plus égoïste que le pardon"
Depuis que Jeanne avait appris la nouvelle, cette citation d’André Chamson s’était imposée dans son esprit en même temps qu’une vague de culpabilité intense.
Elle assistait de loin et parfaitement impuissante à la destruction de Christopher depuis le début d’année, et ces jours-ci, les choses s’étaient brusquement accélérées. Son ancien camarade d’université était en arrêt depuis maintenant quelques semaines et un rapport à charge était venu l’accabler dans la matinée, il l’avait appris par un mail du proviseur.
Jeanne, pourtant, restait dans l’indécision la plus totale, et s’en maudissait d’ailleurs. A la demande de Christopher qui voulait porter l’affaire beaucoup plus loin, elle avait rédigé son propre témoignage qui viendrait s’ajouter à celui de Sam. Il y en aurait-il d’autres ? Elle ne savait pas vraiment mais la démarche lui posait de plus en plus question.
Elle-même avait eu le temps de prendre du recul, depuis presque quatre ans qu’elle était titulaire et vivait au fin fond de la Moselle, mais les deux années passées dans l’académie de Montpellier lui restaient encore en travers et les difficultés de Christopher ces derniers mois faisaient douloureusement écho aux siennes. Pourtant elle hésitait avec le témoignage qu’elle venait d’écrire.
Pour commencer, il ne lui plaisait pas dans sa forme et elle se dégoûtait elle-même de ce qu’elle avait écris. C’était pitoyable, maladroit et larmoyant. Pourtant, elle n’arrivait pas à dire les choses autrement et les vestiges de la jeune fille de vingt-et-un ans qu’elle avait été se trahissaient clairement dans ce torchon.
Angoissée, elle le relisait une énième fois, sans parvenir à le corriger :
« Stagiaire durant l’année 2014-2015 (puis 2015-2016) dans l’académie de Montpellier, Madame Marsall a été une de mes formatrices de septembre à décembre.
De nombreux incidents ont émaillé le déroulement des cours et, quand bien même je sais que l’enseignement était loin d’être dénué d’intérêt, ce sont ces incidents qui m’ont surtout marquée, d’autant que l’un d’eux m’a directement concernée et s’est soldé par une dispute violente entre Madame Marsall et moi.
Très rapidement après la rentrée, venir en classe s’est révélé un cauchemar. Je me sentais stressée dès le réveil et complètement démotivée. Je ne m’en suis d’abord rendue compte que partiellement malgré une dégradation rapide de la relation entre ce professeur et moi. Nous avons eu quelques échanges assez vifs durant les cours durant tout le premier semestre.
Je peux encore restituer le déroulement quasi-systématique des séances :
9h - Accueil des stagiaires, musclé et humiliant pour les retardataires dès les premières minutes, que cela soit exceptionnel ou arrivé plusieurs fois. Je n’en ai personnellement jamais fait les frais car jamais arrivée en retard durant cet atelier. Mais même pour quelqu’un d’extérieur c’était très désagréable d’y assister, stressant et c’était d’autant plus injustifié qu’il n’y avait pas vraiment d’abus de ce côté-là.
- Réponses à des « questions logistiques » concernant les démarches à effectuer, les remboursements possibles pour diverses choses... Ce moment pouvait durer jusqu’à une heure et se trouvait entrecoupé de sermons qui visaient une ou plusieurs personnes du groupes sans les nommer, généralement en relation à ce qui se passait dans les établissements de rattachement. C’était également un moment pénible, et même anxiogène.
- Brainstorming sur le thème de la séance, présentation d’une pratique par un stagiaire, ou autre discussion. J’ai plusieurs fois reçu des remarques cassantes pour avoir exprimé mon avis ou fait une erreur. Il est arrivé plusieurs fois que des collègues lui exposant un problème durant ce temps s’entendent rétorquer que « on n’était pas dans une séance psy » (ou autres remarques au contenu similaire), sur un ton cassant ou sarcastique. J’ai plusieurs fois eu droit à ce genre de remarques et je n’étais pas la seule.
Vers 10h30 : Généralement une courte pause.
Puis – Mise en activité sur le thème de la séance, ce qui constituait un répit même si les réflexions cassantes ne cessaient pas forcément.
- Présentation du travail effectué devant le reste des stagiaires, avec toujours des réflexions blessantes en cas d’erreur selon les groupes qui passaient. Le groupe était peut-être hétérogène en terme de niveau, mais pour les plus faibles c’était vraiment un moment redouté.
L’ambiance de classe était pesante et on n’avait l’impression qu’il n’y avait que deux solutions : être un bon ou être un incapable.
Une séance de début décembre, les choses ont complètement dégénéré entre Madame Marsall et moi, après plusieurs semaines de montée des tensions.
Durant la première partie de la séance dans laquelle elle nous expliquait qu’il était nécessaire d’aller voir notre tuteur régulièrement, ainsi que d’autres collègues d’autres disciplines pour observer surtout leur gestion de classe, Madame Marsall m’a brutalement prise à partie devant tout le monde.
Qu’elle ait eu des choses à me reprocher, j’aurais parfaitement pu le comprendre. Mais elle m’a crié dessus devant les autres stagiaires que je n’allais pas voir ma tutrice. C’était une véritable humiliation publique.
J’ai eu le sentiment que Madame Marsall prenait un véritable plaisir à le faire et cela explique sûrement ma réaction. En effet, cela a déclenché chez moi une véritable crise de nerfs (pleurs et gribouillis sur ma feuille de note) qui m’a valu une injonction à sortir de la classe.
Je me suis effondrée dans le couloir une fois la porte refermée. Il me semble qu’un monsieur qui passait m’a demandé si tout allait bien. Cependant, à travers la porte j’ai entendu que Madame Marsall continuait de parler de mon cas aux autres stagiaires. Cela m’a mise dans une colère encore plus forte et j’ai décidé de rentrer immédiatement.
J’ai rouvert la porte pour recevoir une nouvelle remarque cassante : « J’étais en train de leur dire que si tu avais accepté… Tu aurais quand-même moins de difficultés ». Encore une remarque d’ordre personnel, injustifiée à ce moment-là, par quelqu’un qui assumait totalement ses pratiques : divulguer en public des informations personnelles.
Et, bien entendu, la phrase que j’ai bredouillée pour me défendre a été balayée par une menace de nouvelle exclusion de cours. Sur le moment, l’incident s’en est arrêté là et j’ai repris place.
Juste après cette séance qui s’est finie comme elle le pouvait, nous avons eu environ une demi-heure d’entretien, sans aucun témoin. Cela a très mal démarré : nous nous sommes littéralement hurlé dessus.
Elle m’a reproché mon agressivité et une certaine immaturité « tu n’as pas douze ans... », mais honnêtement, je ne vois pas comment j’aurais pu témoigner autre chose que de l’agressivité à ce moment-là. Cela a duré plusieurs minutes.
Le ton ayant fini par se calmer des deux côtés, Madame Marsall m’a très fermement demandé « de me mettre en arrêt maladie » car, selon elle j’étais au bout du rouleau et elle a ajouté « si tu t’énerves avec tes élèves comme avec moi... ».
Je peux le dire maintenant, au bout de presque six ans : aucune classe, aucun élève ne m’a poussée à bout autant que Madame Marsall ce jour-là.
Je me suis bien sûr déjà mise en colère avec des classes, par rapport à des situations de travail ou des attitudes incorrectes, c’est quelque-chose qui est parfaitement humain et parfois justifié. Mais jamais à ce point-là, heureusement d’ailleurs car autrement ce ne serait pas la peine de continuer dans ce métier.
Je ne dis pas n’avoir aucun tort dans toute cette histoire. Il est vrai que j’étais très en difficulté cette année-là, mais cela ne justifiait pas de tels actes.
Madame Marsall ayant quitté la formation fin décembre, elle a été remplacée et j’ai alors eu l’impression de « respirer » et de retrouver de la motivation à venir en formation. Je comprenais également beaucoup mieux ce qui nous était demandé.
Aujourd’hui, en temps que titulaire, je ferais très clairement part de mon mécontentement si un formateur quelconque se comportait ainsi, avec moi ou avec n’importe qui d’autre. Aussi, je ne vois pas pourquoi en temps que stagiaire on devrait rester impuissant à regarder détruire son moral et sa réputation.
Aucune difficulté ne justifie de traiter quelqu’un de manière dégradante, de se moquer de lui ou de l’agresser, encore moins de faire tout cela à la fois. Si, en temps que professeur, nous nous permettons avec nos élèves ne serait-ce que le quart de ce que Madame Marsall se permettait avec nous, nous sommes passibles de sanctions lourdes. C’est une simple question de droit et de dignité humaine.
Ces actes seront malheureusement le principal de ce que j’aurai retenu de cette période de formation. Et, avec le recul, je regrette profondément que mon manque d’expérience et de maturité m’ait empêché de discerner le danger assez vite. Les réflexions s’accumulaient depuis le début de l’année et si j’avais su voir à temps qu’elles relevaient de la violence verbale, voire d’une forme de harcèlement, j’aurais réagi autrement.
Deux ans après ces faits et sur les conseils de quelqu’un de confiance qui avait parlé, semble t-il, de ce sujet avec elle, j’ai présenté des excuses écrites à Madame Marsall puisque après tout je m’étais mise en colère autant qu’elle. Mais si c’était à refaire je pense que je m’abstiendrais. »
Non, vraiment ce texte était horrible… Elle n’assumait pas…
Et puis, pourquoi diable avait-elle envoyé à Madame Marsall ce foutu mail l’année suivante ? Qu’est-ce qui lui avait pris ?
Ce qui lui avait pris en réalité, elle le savait très bien. Lorsque Jonas lui avait téléphoné pour lui raconter l’inspection… Non, qu’elle lui avait téléphoné le cœur battant d’angoisse pour en avoir le récit, en bonne bourrique qu’elle était, elle s’attendait à tout sauf à ce qui avait suivi.
Il avait trouvé Madame Marsall géniale, très ouverte… Et Jeanne avait senti son cœur tomber dans sa poitrine. Une fois la communication coupée, elle avait eu très envie de pleurer mais aucune larme n’était sortie étrangement. Pourtant elle n’était pas du genre à savoir les retenir.
Si elle avait eu un peu plus de recul, et surtout un peu plus de courage, elle aurait compris que Madame Marsall s’était tout simplement vengée. Aujourd’hui, elle se maudissait encore de sa précipitation. Jonas lui avait proposé d’écrire à Madame Marsall, et d’écrire avec son aide mais elle avait préféré agir seule durant le week-end, l’excluant ainsi de l’affaire et précipitant leur prise de distance.
Et aujourd’hui, elle avait d’autant plus de raisons de se maudire que son mail laconique constituait l’obstacle principal qui l’empêchait d’apporter une aide efficace à Christopher. Car, dans son courrier, elle s’était excusée et cela pourrait se retourner contre elle si elle choisissait de témoigner.
Mais pourquoi s’était-elle excusée d’ailleurs ? Jonas ne le lui avait même pas conseillé ! Par lâcheté, plutôt que de l’affronter elle avait préféré plier ? Par égoïsme ?
Elle l’avait fait avant tout pour être en paix avec sa conscience, torturée depuis sa violente altercation avec l’enseignante.
Car, si Jeanne s’était soigneusement gardée de citer qui que ce soit d’autres dans son témoignage, elle savait parfaitement que Madame Marsall n’était pas à elle seule le problème.
Le problème véritable, c’était le système qui l’entourait et qui l’avait créée : les inspecteurs qui la couvraient et se servaient d’elle à la fois pour écarter les candidats qui leur déplaisaient, également d’autres enseignants alliés ou concurrents dans leurs perspectives de carrière.
Et puis, Jeanne s’en voulait. Car c’était à la suite de leur dispute que Madame Marsall avait quitté la formation, lorsque l’affaire était remontée.
Et, si aujourd’hui elle avait plus d’éléments qu’à l’époque, elle ne s’en sentait pas mieux pour autant.