Dernier livre/texte lu, nom de l'auteur : Catherine Morland (Northanger abbey), de Jane Austen
Le regard de la société est constamment tourné vers les Allen de Fullerton, couple sans enfants mais à la fortune conséquente. Le regard s'est intensifié quand ils ont accueilli la jeune Catherine Morland, puis il s'est lassé, comme il se lasse toujours, quand Catherine Morland a épousé Henry Tilney. La société est volatile, et tourne son attention au gré des rumeurs vers d'autres familles, d'autres unions en devenir.
Mais le jour où l'orpheline la plus fortunée du Hampshire a été accueillie à bras ouverts chez les Allen, parce qu'une jeune femme non mariée ne peut pas vivre seule dans la maison de son défunt père, tout Fullerton n'a parlé que de cette brûlante situation pendant des semaines.
Mme Allen observe la jeune fille à la mine revêche. Grace Graham est furieuse d'être là. La vendeuse du magasin de vêtements pour femmes piétine d'un pied sur l'autre, ne sachant comment se comporter face à une jeune fille de la haute société qui a un comportement qui dément toute éducation.
D'un geste brusque, la beauté brute qu'est Grace ôte les rubans que la vendeuse a accroché à sa coiffure, et arrache les manches froufrous de sa robe.
« Tout ceci est ridicule. »
Grace fait mine de partir, ses longues boucles brunes désormais libérées, et ses yeux noirs semblant lancer des éclairs. Mais la petite voix raisonnable de Mme Allen la ramène à la raison.
« Nous en avons déjà parlé, Grace. »
Mme Allen jette un œil à la vendeuse.
« Pouvez-vous nous laissez, ma pupille et moi, Nathalie ? »
La vendeuse acquiesce et quitte précipitamment la pièce, encombrée d'une dizaine de robes, de rubans, de chapeaux, de chaussures. Grace respire rapidement, et porte ses mains à son visage. Mme Allen se lève alors d'un coup de son fauteuil et vient prendre les mains de Grace dans les siennes.
« Allons, allons... Grace. C'est le début de la saison, et vous avez vingt-cinq ans passés. Je sais votre attachement à votre père, Lord Graham, mais vous savez que vous devez faire enfin votre entrée dans la société. Votre père était un cher ami, à M. Allen et moi, mais nous savons toutes les deux qu'il était fantasque, et qu'il a négligé votre éducation. Vous êtes une jeune femme fortunée, Grace. Vous aurez le choix, parmi tous les prétendants que vous aurez à vos pieds. »
La jeune fille fait un grand effort pour prendre sur elle, ses souvenirs s'envolant vers le Brockenhurst, qui a été sa demeure depuis toujours.
« Je ne suis qu'un titre, des terres, et une fortune, Madame Allen. »
Le visage de Madame Allen s'approche de celui de Grace qui plonge ses yeux noirs dans les yeux bleus de la petite dame.
« Et bien plus, Grace. Vous êtes cette belle jeune femme, intelligente, vive d'esprit... »
Grace acquiesce, et esquisse un sourire que Mme Allen sait feint.
La jeune fille s'observe dans son miroir, examine avec une attention hostile les rubans de soie tressés dans sa chevelure noire, la fine dentelle qui orne son décolleté. Elle serre sur elle la capeline, sachant que lorsqu'elle sera à la soirée de Monsieur King, dans les Lower Rooms, tous les yeux seront braqués sur elle, et Mme Allen et elle n'auront aucun mal à trouver une chaise où s'asseoir ou un cavalier empressé.
C'est au bras de Mme Allen que Grace s'agrippe presque trop fort. Elle n'a jamais su mentir ou faire semblant, et sa nervosité est palpable. La reconnaissant, Monsieur King les escorte jusqu'à une table, et toutes les conversations s'arrêtent quand elles y prennent place. Mme Allen se réjouit de cette attention qui rebute tant Grace qui soupire en gonflant ses joues, enfantine. Elle agite son éventail devant elle, étouffant littéralement tellement il y a de monde autour d'elles. Son regard est attiré par un grand homme drapé dans sa prestance et qui arbore un sourire en coin en accrochant ses yeux. Il se rapproche d'elle, portant la veste rouge des dragons, et s'incline, prenant sa main dans la sienne et y déposant un baiser.
« Mademoiselle Graham, Frederick Tilney, pour vous servir. M'accorderez-vous une danse ? »
L'éventail de Madame Allen s'agite dans ses mains, montrant son inquiétude.
« J'ai bien peur que mon carton d'invitation ne soit déjà plein, monsieur Tilney. »
Le soldat relâche sa main et son regard la détaille de haut en bas, s'attardant sur sa gorge. Inconsciemment, Grace pose son éventail contre elle, s'attirant un regard moqueur du soldat, qui s'incline de nouveau et prend congé.
« Parfaitement détestable », marmonne-t-elle en le suivant des yeux, drapé dans sa suffisance.
Le lendemain, après une soirée passée à éconduire de potentiels cavaliers, Madame Allen a la surprise de déjà recevoir une lettre de Monsieur Tilney. L'aîné, Frederick, et pas ce cher Henry qui a épousé Catherine. Bien que Catherine soit de nature discrète, elle a jugé nécessaire de l'informer des agissements de Frédérick, qui est bien moins gentleman que son cadet. C'est pourtant avec une joie empressée qu'elle confie cette lettre à Grace, qui la décachète puis la lit avec une attention désabusée. Elle finit par la chiffonner et la jeter au feu, sous le regard horrifié de Mme Allen.
« Ce... rustre m'a à peine accordé un regard que déjà il s'enquit de moi et m'avoue m'aimer tendrement. C'est parfaitement ridicule ! »
Grace se lève de son fauteuil et se met à faire les cent pas dans le salon, devant Monsieur et Madame Allen qui sont sans voix. Plus pour elle que pour ses interlocuteurs, elle tempête.
« Un titre, des terres et une fortune. C'est donc ce à quoi je suis réduite maintenant que Père nous a quitté ? »
Grace lève la main pour empêcher Madame Allen de dire quoi que ce soit, bien consciente de son impolitesse.
« Une fille orpheline. Une femme veuve. Sans homme, nous ne sommes donc rien, Madame Allen ? Depuis trois ans que Père était malade, c'était moi qui m'occupait du domaine, des domestiques, des écuries. Père lui-même a reconnu que je le faisais mieux que lui. Je refuse d'être réduite à un statut d'enfant, dussè-je passer ma vie sans homme. »
La voix de Grace se brise et elle quitte en trombe le salon, puis la maison des Allen, pour aller marcher furieusement dans les rues de Bath, échevelée, les poings serrés.
Les soirées dansantes, les thés pris dans quelques familles huppées, les balades en calèche ou à cheval. Le défilé des prétendants. De ceux qui prétendent, ceux qui feignent un intérêt pour sa personne, alors qu'ils lorgnent sur son titre, ses terres et sa fortune. Toutes ces choses matérielles qui ne lui appartiennent plus parce que son père est mort, et qu'elle a le sexe d'une femme.
Frédérick Tilney est certainement le prétendant le plus empressé. Grace n'aime pas la manière dont il la regarde, comme si elle était une bête curieuse, exotique. Précieuse.
Madame Allen a imposé la présence de Frédérick Tilney qui s'est fait inviter dans son salon, et ne quitte pas Grace du regard, qui fulmine déjà.
« Quel bon vent vous amène, monsieur Tilney ? »
Il esquisse un sourire sûr de lui, que Grace aimerait lui arracher.
« J'imagine que vous avez du être bien occupée, pour ne pas avoir eu le temps de répondre à mes lettres quotidiennes. »
Grace ne sourit pas.
« Et cela a du vous prendre bien du temps de toutes les écrire, monsieur Tilney. »
Le sourire de l'homme s'agrandit, et Grace a soudainement l'envie pulsionnelle de lui jeter quelque chose à la figure.
« Vous pouvez m'appeler Frédérick, Grace. »
« Et vous pouvez m'appeler Mademoiselle Graham, Monsieur Tilney. »
Les jours passent, les semaines aussi, et la fin de la saison approche, les journaux locaux se remplissant de publications de bans de mariage, et les invitations se raréfiant.
« Cela ne peut pas durer, Grace. Cela fait des semaines que vous l'éconduisez. C'est un homme, il le prendra moins légèrement. »
« Il le prendra comme il le voudra, monsieur Allen. Monsieur Tilney est un rustre, et je ne souhaite pas l'épouser. »
« Et qui donc trouve grâce à vos yeux ? »
Personne, pense-t-elle sans que les mots ne s'échappent.
Bien que d'une patience infinie, durement éprouvée par le tempérament de feu de leur pupille, les Allen jamais n'envisagent de ne plus accueillir Grace. Et c'est Madame Allen et ses sages paroles qui commencent à faire flancher la volonté de la jeune femme.
« C'est un soldat de sa majesté, de bonne naissance, et de bonne famille. Son frère cadet est un homme charmant, sa sœur est une douce créature. Il sera toujours par monts et par vaux, si vous l'épousez, vous serez libre, Grace. »
La jeune femme relève la tête avec des yeux agrandis par l'effroi.
« Mais il me répugne. C'est un rustre ! »
« Grace, ma chère enfant. Quand j'ai rencontré Monsieur Allen, j'étais à peine sortie de l'enfance, et il avait seize ans de plus que moi. Regardez comme nous nous accordons bien, maintenant. »
« Isabella Thorpe l'a éconduit. »
« Isabella Thorpe est une fieffée manipulatrice, et une femme intéressée. Monsieur Tilney a besoin d'une femme de caractère, qui est capable de lui tenir tête, et de survivre en son absence. Il paraît rustre de prime abord, mais vous n'avez pas essayé de le connaître. »
« Mais lui non plus ! Il ne voit en moi que... »
« Votre titre, votre nom et votre fortune, c'est ce que vous vous évertuez à répéter depuis que vous êtes notre pupille. Qui espérez-vous donc convaincre ? »
Pour une fois depuis bien longtemps, Grace ne sait que répondre, alors elle se tait.
La jeune femme fait appel à toute sa patience et toute son éducation, alors que Madame Allen reçoit une énième fois dans son salon Frédérick Tilney qui a ce satané sourire en coin que Grace observe avec circonspection. Elle se rappelle alors de son père, qui avait pour habitude de lui laisser une liberté telle qu'elle n'avait jamais goûté à la moindre frustration, jusqu'à sa mort. Lord Graham était un homme pour le moins fantasque, évitant les événements mondains, passionné par la musique, le théâtre, la littérature. Il préférait parcourir son domaine à cheval plutôt que prendre le thé dans un salon confiné. Lord Graham n'avait d'autre maître que lui-même, et Grace est bien comme son père, ce qui, dans la bouche de qui que ce soit, n'est perçu que comme un compliment qui l'emplit de fierté plus que tout autre.
« Nous devons apprendre à nous connaître, Monsieur Tilney, avant que je ne consente à quoi que ce soit. »
Le sourire de l'homme s'agrandit considérablement. Il la considère comme acquise. Il est homme qui convoite et qui prend.
« Et avant toute chose, sachez que je ne suis pas une femme comme les autres, et jamais je ne renoncerai à ma liberté. Alors, n'attendez pas de moi obéissance ou soumission. Ce sont des mots dont je connais les définitions mais qui sont loin d'être des idéaux. »
Son sourire ne faiblit pas, pourtant, et Grace sent ses lèvres s'étirer elles aussi, sans qu'elle ne puisse réprimer son amusement. Pourtant, la gravité revient, toujours, quant à sa condition de femme.
« Mes parents m'ont faite fille. Les lois font de moi la pupille de mon père, puis celle de Monsieur et Madame Allen, et enfin, de celui qui sera mon époux. Au regard de la loi, seulement, je serai l'inférieure de mon mari. Mais, ce serait lutter contre ma nature que de promettre à un homme qui me convoite qu'il en sera de même dans notre foyer, ou dans notre lit. »
C'est super chaud d'écrire ça en 2000 mots ! Et en plus, pour la petite blague (j'ai une petite tendance à le radoter partout), j'ai eu beaucoup de mal à lire Catherine Morland que je trouvais chiant à mourir. (Pourtant j'aime bien l'univers de Jane Austen, mais j'ai du me promener plutôt du côté de sa filmo que de sa biblio). Et j'ai ADORE écrire ce petit bout de texte.
Evidemment, en 2000 mots, la caractérisation des perso et l'épaisseur du scénario c'est pas ça, mais la petite Grace, j'ai vachement envie de la développer (elle a presque des caractères communs avec Iola Black, tiens).
En tout cas, lisez bien, écrivez bien, profitez bien de vos vacances si vous en avez